07/06/2014

La déesse et les dictateurs : Metzkes, suite et fin


Harald Metzkes - Abtransport des sechsarmigen Göttin / Enlèvement de la déesse aux six bras, 1956 
Neue Nationalgalerie, Berlin



À l'arrière-plan, des scènes de violence, de torture et d'exécution, les policiers et gardes armés d'une dictature, dans le port la menace d'un vaisseau de guerre aux canons braqués sur les spectateurs. A droite, les bras de la déesse font simultanément les gestes de la prière, de l'offrande, de la lutte poing fermé - le sixième bras est en appui sur le trône-socle, comme si la déesse, en majesté, était sur le point de se lever.

Metzkes a 27 ans quand il peint ce tableau, qui reste le plus célèbre de son auteur. Il vient de sortir de l'académie des arts de Berlin (côté DDR/RDA), après avoir étudié à Dresde auprès de Wilhelm Lachnit. Ce dernier fit partie du groupe de Dresde (autour d'Otto Dix), le plus politisé du courant Neue Sachlichkeit.  Lachnit fut lui-même adhérent du KPD, ce qui n'empêche pas sa peinture d'être contemplative et inspirée des maîtres anciens - ses camarades lui reprochaient de peindre des ouvrières aux airs de Madones.

Mais, dans ces premières années, le principal modèle de Metzkes est Max Beckmann : le sujet de la Déesse est une allusion à son Enlèvement des sphinx (1945) et on y retrouve aussi des citations du Départ de 1935.

La Déesse fait partie de ces œuvres dont le programme politique apparent est débordé (transcendé ?) par le programme pictural réel. La DDR/RDA entretenait bien sûr un art d'état doté d'une doctrine et un jeune peintre se devait à un moment ou l'autre de se couvrir en paraissant lui faire révérence. La dictature de l'arrière-plan pourrait bien être un régime occidental/fascistoïde, la voiture une belle américaine, le cuirassé une unité d'une flotte de même provenance. Et la déesse, pourquoi pas, un emblème idéologique de la période des Mouvements de la paix.

Le programme pictural, lui, retient les leçons de Beckmann sur le traitement des corps (couleurs, volumes et trait tendus vers une synthèse équilibre/distorsion) mais il y ajoute un soin tout particulier du modelé et des surfaces - peut-être un héritage de Lachnit. On remarque que la statue, la voiture et le cuirassé - tous trois, en principe, de l'ordre de l'inanimé - sont traités de la même manière, en contraste avec la foule minuscule, bigarrée, contorsionnée des "humains". En revanche, la gestuelle de la statue la rapproche des vivants plus que des mécaniques et des canons - qui sont six, comme ses bras. A la fois animée et inanimée - impression que renforce la douceur des teintes et le modelé - la statue de la déesse est la matérialisation de croyances en des vertus intangibles - résistance, dignité, prière, offrande - à l'exact opposé de ce qui agite la foule qui s'obstine à la mettre à bas, manifestement sans y parvenir. La combinaison de ses gestes suggère une harmonie, un équilibre émergeant des distorsions qui l'environnent. Incidemment, œuvre dans l'œuvre, elle est aussi une métaphore de l'art.

C'est donc une matière bien peu matérialiste, assez loin du réalisme socialiste, que cette déesse venue d'Inde, du Japon et de Chine (où Metzkes a également étudié). Les officiels de la DDR/RDA ne s'y étaient d'ailleurs pas trompés, eux qui  avaient bien décelé dans ce tableau, outre des dérives "formalistes", un pacifisme outrancier et une critique voilée de toute violence d'état. La Déesse fut donc une fois encore enlevée, et dut attendre la fin des années 1970 pour réapparaître à la Nationalgalerie.

Car on était en 1956, trois ans seulement après la révolte de Berlin que le Cézanniste de Prenzlauerberg (1) ne devait pas plus ignorer que ses censeurs, et au moment même où d'autres statues, plus fragiles que celle de la Déesse, allaient commencer de tomber.


(1) Surnom de Metzkes.


On trouvera ici le site de Harald Metzkes,  une courte présentation vidéo (en anglais) de la Déesse et de l'évolution du style de l'artiste. Et encore une autre reproduction de ce tableau.

1 commentaire:

Unknown a dit…

Merci Monsieur pour cette série d'articles sur Metzkes et particulièrement ce dernier, une découverte pour moi,