27/07/2011

Mélancolie des constructeurs


Viktor Popkov - Ceux qui on construit Bratsk, 1960
Galerie Trétyakov
Source




Что Делать/Chto Diélat/Que faire - Constructeurs, 2005
Mis en ligne par chto delat / Что Делать
En remerciant Louis Proyect




Viktor Popkov peignait à l'époque du Dégel (Оттепель) - dans la manière de ce qu'on a appelé le Surovyi Stil ou Style Sévère. Les initiateurs du Style sévère - ainsi Nikonov, qui produisit avec Géologistes l'oeuvre-manifeste de l'école - voulaient rompre avec l'académisme léché et idéalisant qui régissait à l'époque le réalisme socialiste - sans renier pour autant de façon ouverte les principes du style officiel. Avec leurs couleurs sombres ou assourdies, leur brosse large, leur tendance à l'expressionnisme, ce furent les premiers artistes soviétiques à esquisser un retour vers leurs prédécesseurs avant-gardistes des années dix et vingt. Ainsi les tableaux de Popkov du milieu des années soixante - voir la série des Veuves de la guerre patriotique - évoquent ceux d'un Petrov-Vodkine dans leur façon de s'inspirer des peintres d'icônes. 

Pour la composition le  Surovyi Stil conserve l'aspect monumental du style officiel, mais sans l'héroïsation, d'où une certaine ambigüité politique dans les limites autorisées (1). Légère dans des tableaux comme Anxiété de Korzhev, cette ambigüité est bien plus prononcée dès que ces peintres s'attaquent à la figure du Travailleur. Que ce soit dans Géologistes, cité plus haut, dans d'autre tableaux de Nikonov comme...

 
Pavel Nikonov - Nos journées de travail (chantier de Bratsk), 1959 
Musée d'état Kasteïev des Arts du Kazakhstan, Almaty

 ...ou encore chez Taïr Salakhov, le moment choisi n'est plus celui de la production mais celui de la pause, du retour, du transport, de l'instant gagné (ou volé) par le travailleur réel dans sa vie quotidienne. Il en est ainsi du tableau le plus célèbre de cette période, Ceux qui ont construit la centrale hydroélectrique de Bratsk.

Sur le fond très sombre, presque noir - idée lumineuse ! - du lac de barrage, cinq constructeurs, dont une constructrice, sont pris au moment du repos - première ambigüité : simple arrêt-cigarette ou satisfaction prolétarienne de la tâche accomplie ?

Pour un russe de l'époque, le couple formé par la signalisatrice et l'homme au blouson pouvait évoquer un classique stalinien de la statuaire, l'ouvrier et la kolkhozienne. Ici pourtant,  pas de bras levé identifiant le travailleur de choc ou la tractoriste exemplaire, mais de nouveau l'ambigüité : les mains au hanches pourraient aussi bien marquer le défi que la fierté, et les deux fanions rouges (abaissés !) sont contrebalancés par le foulard (plus vif)... Quant à la chaîne aux épaules du personnage de gauche, est-elle brisée par le pouvoir des soviets ou, plus prosaïquement, parce que c'est la pause ?

Bratsk, en Sibérie, était un immense chantier hydroélectrique - la deuxième centrale de Russie - qui dura jusqu'en 1967. Pavel Nikonov l'avait visité en 1959 et en avait tiré son tableau Nos journées de travail qu'on peut voir plus haut et dont on peut lire ici les aventures. 

La même année 1959 Nikita Khrouchtchev, visitant la Sibérie, avait été interpellé par les ouvriers de Bratsk au sujet des prix alimentaires et leur avait répondu "certes, on pourrait baisser inconsidérément le prix des marchandises ou augmenter les salaires, mais où prendrions-nous les moyens de développer ultérieurement notre économie (2)  ? " Les constructeurs avaient faim. Deux ans plus tard, c'était la grève des usines de Novotcherkassk. Dix mille ouvriers, certains portant des drapeaux rouges et des portraits de Lénine, avec les enfants en uniformes de pionniers, partaient au centre ville et allaient s'emparer de l'immeuble du Parti. Les troupe spéciales les disperseraient à la mitrailleuse, faisant entre vingt et cinquante morts. 

Le collectif Что Делать (Chto Diélat - Que faire ? en français) (3) regroupe "des artistes, philosophes, chercheurs en sciences sociales et activistes" russes sur la base d'une plate-forme faisant référence à "l'auto-organisation, le collectivisme et la solidarité... avec tous les groupes de base qui partagent les principes du féminisme, de l'internationalisme et de l'égalité". 

Ce qui est particulièrement intéressant - enfin, ce qui m'intéresse personnellement - dans cette vidéo Строители/Constructeurs, c'est le point de rencontre de deux mélancolies à l'origine bien différentes.

Les personnages de Popkov sont éclairés par la lumière portée sur leur œuvre, par les projecteurs illuminant le barrage qu'ils ont construit. Comme tout bâtisseur du socialisme qui se respecte, ils sont fils/fille de leurs œuvres. Mais nous savons maintenant que cette lumière est menteuse. Pas seulement ambigüe comme l'entendait l'artiste, mais définitivement décevante. Ce que voulaient les peintres du Style sévère, c'était faire redescendre sur Terre les héros jdanoviens, les ramener au ras de la vie quotidienne du salarié soviétique - paradoxalement il devaient utiliser pour cela les ressources d'un art plus sophistiqué que le pompiérisme de leurs professeurs. Et ce que regardent les constructeurs de Popkov, nous savons maintenant que c'est le mixte du rêve communiste et d'une journée réelle d'un boulot franchement dégueulasse. Derrière eux, le fond noir d'une eau profonde. si le barrage se rompt, nous, spectateurs, serons engloutis. Leçon du tableau au temps de sa réalisation : lumière menteuse et béton fragile, la véritable barrière contre les éléments et les catastrophes, ce sont les constructeurs, ces êtres humains ordinaires. Leçon du tableau, aujourd'hui : même si le barrage est toujours là, la catastrophe a bien eu lieu. Aujourd'hui nous voyons les constructeurs à partir de leur avenir et ce qu'ils contemplent, avec nos yeux, de leur œuvre, c'est le monceau de béton pollué de soixante ans de capitalisme bureaucratique. Double mélancolie - celle d'un travail infini, et celle d'un interminable mensonge.

En sens inverse, ce que voient les jeunes gens de Chto Diélat dans ce tableau transformé en énigme, ils le devinent à partir de vingt ans de convergence des deux systèmes bureaucratique et libéral - de la vente aux enchères sous Eltsine au reflicage poutinien inclus, c'est un lot. "Ce que nous voulons capturer", dit l'un d'eux dans la vidéo, "c'est l'impulsion mythique, le point de départ". Double mélancolie : celle de l'effondrement irrémédiable, et celle du temps de la construction de ce qui s'est effondré.

Les peintres du Style sévère ont été assez vite muselés - ils posaient des questions gênantes. Espérons, pour les jeunes gens de Chto Diélat, qu'ils pourront continuer à poser les leurs.

Les questions gênantes, ce sont celles qu'on peut imaginer dans les yeux des Constructeurs de Bratsk, une fois que la signalisatrice a baissé ses fanions : dans ce que j'ai construit, qu'est ce qui m'a construit moi-même, jusqu'à quel point, et quelle part y ai-je pris, de ma propre décision, d'une décision commune ou encore imposée ? Comme le dit un vieux chant passé dans le folklore, were you the maker or the tool ?  C'est une question gênante, c'est aussi une question difficile.





(1) Limites étroites : en 1962 lors de l'exposition du Manège, Khrouchtchev dénonça comme une perversion les libertés prises par les peintres du Surovyi Stil à l'égard du code jdanovien. Les Géologistes de Nikonov faillirent disparaître dans l'affaire.

(2) Pravda des 8-10-11/10/1959, citée par Jean-Jacques Marie, Khrouchtchev, la réforme impossible, Payot 2010, p. 382.

(3) Le nom fait évidemment référence au Que faire de Lénine et, à travers lui, à celui de Tchernychevski.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

"construire est un acte de désespéré" (Giono).
vu ce soir "un amour de jeunesse" : l'architecture contre le deuil : deuil d'une liaison, deuil de la musique, ...
merci pour ce blog superbe .