26/02/2009

Si miagola nel buio : Noirs tambours




Image : Roberto Rossellini - Paisà (1946)
Musique : Nuova compagnia di canto popolare - Tammuriata Nera
Mis en ligne par bl4d3runner


La Tammuriata est une forme de Tarentelle qui se joue - et se danse - dans le nord de la Campanie, de Caserte à la côte amalfitaine en passant par Naples et la région du Vésuve, sur le rythme implacablement binaire de la Tammorra, grand tambourin à cadre de bois peint et orné de rubans dans lequel sont insérées des plaques de fer-blanc en guise de sonnailles...

Tammorra vue de l'intérieur
Photo de Mariù Russo mise en ligne par acquaraggia sous creativecommons


...instrument qui est devenu le symbole de la musique populaire de la région, au point de se voir élever des monuments.

La Tammuriata nera a été écrite en 1945 par Edoardo Nicolardi sur une musique d'E.A. Mario (de son vrai nom Giovanni Ermete Gaeta). Nicolardi était administrateur d'un hôpital. C'était l'époque où bien des jeune filles pauvres n'avaient d'autre ressource que de se prostituer, entre autres à des soldats américains, dont certains étaient noirs. Rien d'étonnant donc à ce qu'on vît de jeunes napolitaines accoucher d'enfants noirs...



...ce qui fut d'ailleurs un phénomène assez commun dans les ports de l'époque, où les marins et soldats, même noirs, pouvaient au moins dépenser leur solde dans la misère ambiante. Je me souviens d'avoir entendu la même histoire sur les quais de Sète quand j'étais petit, et la guerre était déjà finie depuis dix ans.

Io nun capisco 'e vvote che succere
e chello ca se vere nun se crere.
E' nato nu criaturo, è nato niro,
e 'a mamma 'o chiamma Ciro,
sissignore, 'o chiamma Ciro.

Je ne comprends pas ce qui se passe quelquefois
Et ce qu'on voit on ne le croit pas
Un enfant est né, il est né noir
Et la mère l'appelle Ciro
Oui monsieur, elle l'appelle Ciro

Seh, vota e gira, seh
seh, gira e vota, seh
ca tu 'o chiamme Ciccio o 'Ntuono,
ca tu 'o chiamme Peppe o Ciro,
chillo 'o fatto è niro niro, niro niro comm'a cche...

Séh tourne et retourne Séh
Séh tourne et retourne Séh
Que tu l'appelles Ciccio ou N'tuono (Francesco ou Gaetano)
Que tu l'appelles Peppe (Giuseppe) ou Ciro
Celui-ci le fait est qu'il est noir, noir, noir comme je ne sais pas quoi...

E.A. Mario avait, comme on dit, une large palette d'inspiration. Il a écrit quelques-uns des classiques de la chanson napolitaine, comme Santa Lucia Luntana, Funtana all'ombra, Canzona appassiunata, Presentimento...et dedans, quelques monuments de misogynie comme Vipera. Mais il a aussi écrit la Leggenda del Piave, hymne quasi officiel (1), patriotique et assez boursouflé des anciens combattants italiens de 15-18. Et il a commis, avec Nicolardi, des chansons à la gloire de Mussolini, de la colonisation de l'Ethiopie, etc...

S''o contano 'e cummare chist'affare
sti cose nun so' rare se ne vedono a migliare.
'E vvote basta sulo 'na 'uardata,
e 'a femmena è rimasta sott''a botta 'mpressiunata.

Les commères racontent comme ça
"Ces choses-là ne sont pas rares
On en voit des milliers
Quelquefois un seul regard suffit
Et la femme en reste du coup imprégénée..."

Seh, 'na 'uardata, seh
seh, 'na 'mprissione, seh
va truvanno mò chi è stato,
c'ha cugliuto buono 'o tiro
chillo 'o fatto è niro niro, niro niro comm'a cche...

Séh, d'un regard, séh
séh, imprégnée, séh
Va savoir qui c'est
qui a tiré ce coup dans le mille
Celui-là le fait est qu'il est noir, noir
Noir comme je ne sais pas quoi...

De façon récurrente, les folkloristes italiens discutent du racisme réel ou supposé de cette chanson, question aussi peu décidable que, par exemple, celle de savoir si Silvio Berlusconi croit vraiment à tout ce qu'il déclare. Elle n'est pas simple, cette chanson, tissée des doubles et des triples sens d'un napolitain carnavalesque, intraduisible même en italien (2).

E dice 'o parulano, Embè parlammo,
pecché si raggiunammo chistu fatto ce 'o spiegammo.
Addò pastin' 'o grano, 'o grano cresce
riesce o nun riesce, semp'è grano chello ch'esce.

Et le paysan (3) a dit : eh bien, parlons-en
parce que, si on réfléchit ce qui arrive là on peut se l'expliquer
Là où on sème le blé, le blé pousse
Qu'il pousse bien ou pas
Ce qui en sort c'est toujours du blé.

L'enfant noir est la marque ineffaçable. Le paysan joue le rôle du "vieux sage" face aux commères qui tiennent le langage de la sorcellerie (la fécondation par le regard). A un autre niveau c'est l'opposition du langage masculin porteur de la loi et du choeur des femmes plaidant pour atténuer la faute.

Meh, dillo a mamma, meh
meh, dillo pure a me
conta 'o fatto comm'è ghiuto
Ciccio, 'Ntuono, Peppe, Ciro
chillo 'o fatto è niro niro, niro niro comm'a che...

Méh, dis-le à maman, Méh
Méh, dis-le moi aussi
raconte comment c'est arrivé
Ciccio, 'Ntuono, Peppe, Ciro
Celui-ci le fait est qu'il est noir, noir, noir comme je ne sais pas quoi...

Seh 'na 'uardata seh
seh 'na 'mprissione seh
và truvanno mò chi è stato
c'ha cugliuto buono 'o tiro
chillo 'o fatto è niro niro, niro niro comm'a cche...

Séh, d'un regard, séh
séh, imprégnée, séh
Va savoir qui c'est
Qui a tiré ce coup dans le mille
Celui-là le fait est qu'il est noir, noir
Noir comme je ne sais pas quoi...

Le paysan, lui, ne s'en laisse pas conter : les petite Napolitaines n'accouchent pas d'un enfant noir par l'opération du Saint-Esprit. Noir c'est noir - mais c'est encore plus compliqué, les noirs sont aussi américains, et victorieux - quant à l'Italie...

'E signurine 'e Capodichino
fanno ammore cu 'e marrucchine,
'e marrucchine se vottano 'e lanze,
e 'e signurine cu 'e panze annanze.

Les demoiselles de Capodichino
Font l'amour avec les Marocains
Les Marocains mettent flamberge au vent
Et les demoiselles ont le ventre en avant.

American espresso,
ramme 'o dollaro ca vaco 'e pressa
sinò vene 'a pulisse,
mette 'e mmane addò vò isse.

American Express
Donne-moi les dollars je suis pressée
sinon la police va arriver
et elle mettra les mains où elle voudra.

Aieressera a piazza Dante
'o stommaco mio era vacante,
si nun era p''o contrabbando,
ì' mò già stevo 'o campusanto.

Hier soir Piazza Dante
j'avais l'estomac vide
et s'il n'y avait pas la contrebande
Je serais déjà au cimetière

E levate 'a pistuldà
uè e levate 'a pistuldà,
e pisti pakin mama
e levate 'a pistuldà.

Cette dernière strophe est une imitation napolitaine des paroles de Pistol packin' Mama, d'Al Dexter...

Lay that pistol down, babe,

Lay that pistol down.
Pistol packin’ mama,
Lay that pistol down




Bing Crosby et les Andrew Sisters - Pistol packin Mama
Mis en ligne par MisterCanning



...qui devait être un hit, chez les marins américains de l'époque.

'E signurine napulitane
fanno 'e figlie cu 'e 'mericane,
nce vedimme ogge o dimane
mmiezo Porta Capuana.

Et les demoiselles napolitaines
Font des enfants avec les Américains
Rendez-vous aujourd'hui ou demain
A Porta Capuana.

Sigarette papà
caramelle mammà,
biscuit bambino
dduie dollare 'e signurine.

Cigarettes pour papa
Bonbons pour maman
Biscuit pour le petit
Et deux dollars pour les demoiselles.

A Cuncetta e a Nanninella
'e piacevan'e caramelle,
mò se presentano pe' zitelle
e vann'a fernì 'ncopp'e burdelle.

Cuncetta et Nanninella
Elles aimaient les bonbons
Maintenant elles sont sans mari
Et elles vont finir au bordel.

E Ciurcillo 'o viecchio pazzo
s''è arrubbato 'e matarazze
e ll'America pe' dispietto
ce ha sceppato 'e pile 'a pietto.

Et Churchill le vieux fou
Il a volé tous les matelas
Et les Américains se sont moqués de lui
Ils lui ont piqué les poils de la poitrine.

Aieressera magnai pellecchie
'e capille 'ncopp''e recchie
e capille e capille
e 'o decotto 'e camumilla...
'O decotto,'o decotto
e 'a fresella cu 'a carna cotta,
'a fresella 'a fresella
e zì moneco ten''a zella.
tene ‘a zella ‘nnanze e arreto
uffa uffa e comme fete
e lle fete e cane muorto
uè pe ll’anema e chillemmuorto.

Hier soir je mangeais des épluchures
Et les cheveux sur mes oreilles
Et les cheveux et les cheveux
Et la tisane de camomille
la tisans la tisane
Et la tartine frite à la viande bouillie
Et le moine il a la gale
Il a la gale par devant et par derrière
Ouf ! Qu'est-ce qu'il pue
Il pue comme un chien mort
Par mon âme, il est déjà mort.

E levate 'a pistuldà
uè e levate 'a pistuldà,
e pisti pakin mama
e levate 'a pistuldà.

Le segment Napoli du Paisà de Rossellini, ci-dessus illustration vidéo de cette Tammuriata, fut tourné en 1946, sur les lieux et peu après le moment où Nicolardi et E.A. Mario composaient leur chanson. Les deux héros de l'épisode sont Joe (Dotts Johnson), un MP noir, et Pasquale (Alfonsino Bovino), un orphelin napolitain de neuf ans. Saoul en permission, Joe est acheté - les gamins se "vendaient" quelques milliers de lires le droit de dépouiller les soldats ivres - puis récupéré par Pasquale. Il lui décrit une Amérique de rêve, mais avoue ensuite qu'il ne veut pas retourner chez lui; quand il s'assoupit, Pasquale prend ses chaussures, non sans l'avoir averti "prends garde, si tu t'endors, je te vole tes souliers". Plus tard Joe, en service, rencontre Pasquale par hasard, le reconnaît, le ramène "chez ses parents" dans la caverne de Mergellina . Là, Pasquale lui rend une paire de souliers et lui dit qu'il n'a plus ni père ni mère. A la vue des sans-abri qui s'entassent dans la caverne Joe comprend que les Napolitains sont autant (ou plus) à plaindre que les noirs américains. Il laisse les chaussures et s'en va. A noter que le scénariste s'appelle Federico Fellini et qu'une partie des figurants de cette partie de Paisà sont des mafiosi locaux que Rossellini avait recrutés pour protéger le tournage.

C'est aussi la Tammuriata nera qu'on entend jouer par l'ochestre d'une trattoria dans un autre film célèbre de la même époque, Ladri di biciclette (le voleur de bicyclette).




Vittorio de Sica - Ladri di biciclette (1948)
Mis en ligne par Ucalcabari


Et la chanson était alors tellement célèbre qu'un Napolitain comme De Sica pouvait, même tournant à Rome, se permettre de lui donner dans son film une valeur symbolique : au lieu d'une pizzeria, Ricci père et fils, à la recherche de leur bicyclette volée, se retrouvent dans une trattoria plus huppée ("deux mozzarellas et comme dessert on se lève et on s'en va"). Le jeune Bruno (Enzo Staiola) apprend de son père Antonio (Lamberto Maggiorani) que pour manger comme le jeune bourgeois d'à côté il faut gagner un million par mois. Juste avant, le chanteur, en les regardant, a lancé le

chillo 'o fatto è niro niro, niro niro comm'a cche...
il est noir, noir, noir comme je ne sais pas quoi...

Le noir est aussi une couleur sociale, dure à effacer.

Quarante ans ont passé. C'est la Nuova Compagnia di canto popolare qui a repopularisé la Tammuriata Nera. Mais on peut aussi l'écouter chantée par Daniele Sepe ou encore par Peppe Barra.




(1) Le front du Piave vit se succéder la défaite italienne de Caporetto en 1917 et la victoire de Vittorio Veneto en octobre 1918. A Caporetto, du 24 octobre au 9 novembre 1917, les Austro-allemands écrasèrent l'armée italienne, avançant en un seul jour de 25 kilomètres, jusqu'à s'enfoncer ensuite de 100 km en direction de Venise. Il y eut 11.000 tués, 25.000 blessés et 265.000 prisonniers italiens. La responsabilité en revient, pour l'essentiel, aux erreurs répétées du commandant en chef italien, Cadorna, qui était de plus détesté de ses soldats pour sa dureté. Pourtant dès le second jour de la bataille, dans son fameux télégramme du 25 Octobre 1917, il attribuait la défaite à la "trahison" de plusieurs régiments italiens. Il s'avéra plus tard que la catastrophe avait été due, d'une part aux méthodes employées par les austro-allemands le premier jour (utilisation des lance-flammes et des gaz, emploi des mitrailleuses dans une tactique offensive) et d'autre part aux lacunes de l'état-major italien (mauvaise disposition des troupes, aucune préparation à la défensive, absence de coordination et lenteur de réaction du commandement). C'est la légende de la "trahison" (tradimento) de Caporetto. La seconde strophe de la Leggenda del Piave, écrite en fin 1918, y faisait allusion :

Ma in una notte trista si parlò di tradimento
e il Piave udiva l’ira e lo sgomento
Ahi quanta gente ho vista venir giù, lasciare il tetto
per l’onta consumata a Caporetto

Mais par une triste nuit on parla de trahison
et le Piave entendait la colère et la détresse
Ah, combien de gens ai-je vu perdre courage, abandonner leur toit
à cause de la honte de Caporetto.

Seulement, après la prise du pouvoir par Mussolini, il n'était plus possible d'évoquer ainsi la défaite de Caporetto dans un hymne quasi-officiel, même dans ces termes très patriotiquement corrects. Aussi en 1929 E.A. Mario, admirateur du Duce et bien discipliné, réécrivit cette strophe :

Ma in una notte trista si parlò di un fosco evento
e il Piave udiva l’ira e lo sgomento
Ahi quanta gente ha vista venir giù, lasciare il tetto
poiché il nemico irruppe a Caporetto!

Mais par une triste nuit on parla d'un événement sinistre
et le Piave entendait la colère et la détresse
Ah, combien de gens ai-je vu perdre courage, abandonner leur toit
quand l'ennemi fit irruption à Caporetto!

...ce pour quoi l'auteur fut félicité par le ministère de l'éducation publique, qui fit inscrire la chanson ainsi modifiée dans le Canzoniere nazionale - voir ici (en italien) pour plus de détails.

(2) Alors pensez si ma tentative de traduction française doit être approchée et même fautive, mais je n'en ai pas trouvé d'autre qui soit complète. La plupart des traductions existantes sont reproduites ici.


(3) "
Parulano" suggéré par Fabio Soriano à la place de "parularo" qu'on trouve dans la majorité des transcriptions napolitaines. Le parulano, paysan ou maraîcher, c'est l'originaire des Pparùle, une zone proche de Naples dont les cultivateurs vendent leurs primeurs à la ville. Voir la discussion sur ce terme dans la page indiquée ci-dessus en (2).


Si miagola nel buio : ça miaule dans le noir.

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