07/04/2008

The cat's meow : une soirée Yusef Lateef, avec une parenthèse Ray Charles



William Emmanuel Huddleston, né le 9 Octobre 1920 à Chattanooga, Tennessee, élevé et formé à Detroit, prend le nom de scène de William Evans avant de devenir Yusef Lateef en se convertissant à l'Islam de l'Ahmadiyya(.gb). Les Ahmadis(.fr) sont une branche très particulière de l'Islam, pacifique et eschatologique, rejetée et souvent persécutée par les officiels du sunnisme comme du chiisme. Si cela vous intéresse, vous pouvez suivre une petite conférence sur leur définition du Jihad majeur : un effort sur soi-même(.fr), interprétation qu'ils ont héritée du soufisme. On peut rêver d'un monde où tous les croyants seraient comme les Ahmadis, les Soufis, les Ba'haï ou les Quakers.

1940 : Lateef a vingt ans à Detroit et Detroit 1940 c'est Motor City, bientôt deux millions d'habitants, la quatrième ville et le coeur pulsant industriel des Etats-Unis c'est-à-dire, à cette date-là, du monde. La Great Migration amène chaque jour les noirs des états du sud là où ils peuvent trouver du travail non ségrégué. En 1930 déjà, 14% des travailleurs de l'automobile sont afro-américains. Bientôt les noirs gagnent leur premières batailles pour l'égal accès à l'emploi : en 1934 avec le Railway Labor Act imposé par les Pullman Sleeping Car Porters et leur leader A. Philip Randolph, qui organise en Juin 41 la Grande Marche des noirs sur Washington contre la discrimination raciale dans l'industrie. Avant même le jour de la marche Roosevelt signe le Fair Employment Act, qui leur ouvre les portes de toutes les industries travaillant pour la défense - les portes, entre autres, de Detroit.

Flash forward : En 1967, Lateef qui, après une période chez Impulse!, vient de signer chez Atlantic avec le producteur Joel Dorn, y enregistrera cet album


qui est une sorte de
psychogéographie musicale de Motor City, enregistrée avec de vieux routiers du groove... et même Ray Barretto aux congas sur certaines plages. Chaque morceau fait référence à un quartier de la ville, sauf le dernier - et le plus beau - That lucky old sun, une reprise du vieux hit chanté depuis 1949 par Frankie Laine, Louis Armstrong, Jerry Lee Lewis, Bob Dylan et bien d'autres... personnellement, ma version préférée est celle de Ray Charles




mis en ligne par OlEagleEye sur des images du solstice du 21 Juin dernier
That lucky old sun, Ray Charles - musique de Beasley Smith, paroles de Haven Gillespie

Up in the mornin', out on the job
Work like the devil for my pay.
But that lucky old sun has nothin' to do
But roll around heaven all day.
Had a fuss with my woman, an' I toil for my kids,
An' I sweat 'til I'm wrinkled and gray,
While that lucky old sun got nothin' to do
But roll around heaven all day.
Oh, Lord above, don't you hear me cryin';
Tears are rollin' down my eyes.
Send in a cloud with a silver linin',
Take me to paradise.
Show me that river,
Take me across, wash all my troubles away;
Like that lucky old sun give me nothing to do
But roll around heaven all day

En écoutant cette chanson il est utile de se souvenir que les pistes de Lateef's Detroit furent enregistrées les 4 et 5 Février 1967, à l'exception de That lucky old sun qui fut mis en boîte le 1er Juin. Cinquante-trois jours plus tard, quelques flics blancs réputés pour leur brutalité font une de leurs descentes habituelles dans un bar clandestin; ils ne s'attendent pas à y trouver quatre-vingt deux personnes qui fêtent le retour de deux vétérans du Viet-Nam. En cinq jours, Detroit explose, littéralement : 43 morts, 467 blessés, plus de 7.200 arrestations et de 2.000 immeubles brûlés; la garde nationale intervient, puis l'armée avec des tanks et 4.700 parachutistes de la 82nd Airborne; le siège de la police est protégé par des nids de mitrailleuses.

Un autre des morceaux de Lateef's Detroit, Belle Isle, fait référence à l'un des plus grands parcs de Detroit "Hot nights, Belle-Isle, pass the big stove, lemonade..." (1). Flash back : C'est précisément dans ce parc que débuta, par une belle journée de la fin du mois de Juin - la précédente rebellion (2) de Detroit, celle de 1943 - les jeunes noirs étaient fatigués de se faire chasser des parcs par une telle chaleur,
while that lucky old sun give me nothing to do
But roll around heaven all day.

Sur ce, un troisième morceau de Lateef's Detroit, Eastern market :



mis en ligne par obscuritee

Yusef lateef - tenor-sax flute, Danny Moore, Snooky Young, Jimmy Owens - trumpet, Eric Gale - electric guitar, Cecil McBee - bass, Chuck Rainey - electric bass, Norman Pride - conga, Albert "Tootie" Heath - percussion, Berbard Purdie - drums

Detroit, justement, années 40 : John Lee Hooker travaille à la chaîne chez Ford et chante le soir dans les bars de Hastings Street. Dans les rues des quartiers noirs courent des petits garçons qui s'appellent Paul Chambers...

Kenny Burrell...

Barry Harris...

Donald Byrd...

ou Tommy Flanagan;

tout près, à Ferndale et Pontiac, Ron Carter...


et Elvin Jones...

sont du même âge : fils de musiciens, d'ouvriers ou de contremaîtres de l'automobile, ce sont les futurs
héros du hard bop. Lateef a dix ans de plus qu'eux - il est de la classe d'âge de Hank et Thad Jones (les frères d'Elvin)...



...celle aussi de Milt Jackson.


C'est d'ailleurs en compagnie de ce dernier que Lateef entre en 1938 dans la classe de musique de son lycée, la Miller High School. "
Le premier jour, nous n’avions pas d’instrument. Notre professeur, John Cabrera, a dit à Milt Jackson de prendre le vibraphone et à moi, de jouer du hautbois. J’ai refusé, et j’ai obtenu un saxophone" (3). Plus tard, il se mettra au hautbois, au basson, au Shanai indien et à la flûte, toutes sortes de flûtes, y compris l’argol syrien.



mis en ligne par Astrotype
Brother John, 1963
Yusef Lateef - tenor sax, oboe, flute
Cannonball Adderley - alto sax
Nat Adderley - cornet
Joe Zawinul - piano
Sam Jones - bass
Louis Hayes - drums


A la fin des années 40 il joue à New-York et Chicago, dans des big bands de la fin de la Swing Era, avec Lucky Millinder, Ernie Fields, Hot Lips Page et Roy Eldridge, et aussi dans l'orchestre de Dizzy Gillespie. Mais en 1950 sa femme tombe malade et il doit retourner à Detroit, bosser chez Chrysler pour gagner l'argent du ménage. C'est à cette époque qu'il reprend des études musicales à la Wayne State University, et qu'il découvre l'Islam en même temps que la flûte et le hautbois. Il monte en 1956 son premier quintet (Curtis Fuller tb., Hugh Lawson p., Ernie Farrow b., Louis Hayes d.) qui joue six soirs par semaine au
Klein's Show bar, 8540 12th street. Lateef le musulman est "le saxo au turban". Dizzy Gillespie produit leurs premiers disques.

En 59 George Klein vend son bar - comme l'automobile, la scène jazz de Detroit connaît ses hauts et ses bas. Lateef s'installe à New-York. Mais il n'arrive pas à maintenir son propre ensemble, il joue un temps avec Charles Mingus, puis il entre dans le sextet de Cannonball Adderley, tout en enregistrant, dès qu'il le peut, avec ses propres formations, et en poursuivant ses études de musique - de philosophie aussi, avec un penchant, semble-t-il, pour les présocratiques et l'existentialisme.





mis en ligne par soedwards
I need you, 1960
Yusef Lateef (tenor sax)
Nat Adderley (cornet)
Barry Harris (piano)
Sam Jones (bass) Louis Hayes (drums)

On distingue en général trois périodes dans sa production, une période hard-bop classique (enregistrements Savoy, Prestige et Riverside) qui se termine en élargissant son répertoire à des thèmes orientaux (Eastern sounds, 1961). Puis une phase d'expérimentations tous azimuths (enregistrements Impulse! et Atlantic), avec une variété d'instuments, de la world music avant l'invention commerciale de la chose, de la flûte planante comme des percussions africaines, et une tendance funk/groove qui a l'art de déplaire souverainement aux puristes du Jazz, qui sont allés jusqu'à prononcer le terme maudit de "disco". Enfin, après son retour du Nigéria en 1986 (derniers enregistrements Atlantic puis sous sa propre marque YAL) sa musique se fait plus abstaite et épurée - on l'a alors parfois classé parmi les musiciens New Age. Dernièrement, dans cette même veine, son album Influence avec les frères Belmondo a connu un beau succès.

Et à partir de 1969 YL devient, parallèlement, un compositeur de musique "classique" produisant une symphonie et de nombreux concertos et suites orchestrales...

Il est certain que Lateef a beaucoup joué, beaucoup écrit et beaucoup enregistré. Les critiques de Jazz qui pour la plupart ne vivent pas, heureusement pour eux, de leur musique, ont tendance à dire que dans la production des musiciens prolifiques il y a beaucoup à jeter. Quand, de plus, on a changé plusieurs fois de style et beaucoup expérimenté comme YL, on est sûr de toujours mécontenter une partie des experts - Coltrane a eu, en un sens, la chance de mourir jeune. Dans le cas de Lateef la précaution d'usage est donc encore plus de rigueur : ne pas lire les critiques avant d'écouter.



mis en ligne par cronicjhonez
Love theme from Spartacus, 1961
Yusef Lateef (oboe)
Ernie Farrow (bass, rabat)
Lex Humphries (drums)

Dans un autre ordre d'idées, Lateef est LE passeur des musiques orientales dans le jazz de son temps, mais il a aussi été le premier jazzman noir à mener en parallèle une carrière universitaire de professeur de musique, l'auteur d'une méthode de flûte et de Répertoires qui sont devenus des classiques pour les amateurs de gammes pentatoniques et autres tierces diminuées, notamment chez les bassistes...



Et puis il y a cette rumeur tenace selon laquelle c'est Lateef qui accorda quelques années de vie supplémentaires à John Coltrane en lui faisant découvrir que la lecture de la Bhagavad Gita, de Khalil Gibran, du Coran ou de Krishnamurti pouvait être un substitut (et peut-être plus) à l'héroïne... Même si c'est encore une de ces légendes urbaines du Jazz - son décrochage, Coltrane le doit avant tout à Juanita Naima Grubbs, sa première femme, elle aussi Muslim comme tant d'autres (4) dans la musique noire de ce temps-là - elle en dit assez long sur Lateef, le saxo au turban, le Gentle Giant, le poète qui bossait chez Chrysler avant d'être professeur à Amherst University, le jazzman qui n'aime pas le mot Jazz (5), celui qui un beau jour partit au Nigéria étudier sérieusement "les flûtes sarewa des Fulani, un peuple de pasteurs nomades. Des flûtes à quatre trous qu’ils fabriquent avec des branches mais aussi, dans les villes, à partir de pompes à vélo." (3)




mis en ligne par PedroMendesVideos
Yusef Lateef Robot man, émission télévisée
Robot man est une composition enregistrée en 1977 sur l'album Autophysiopsychic

Le site de Yusef Lateef est
ici, et une page MySpaceMusic porte son nom (il faut être prudent, avec MySpace) .

(1) Texte des
Liner notes écrites par Saeeda Lateef pour l'album

(2) Tous les termes qui désignent les violences urbaines étant fortement connotés,
Race riot ne sonne pas comme Black rebellion. Celle de 1943 fit quand même 34 morts dont 25 noirs, sur lesquels 17 furent abattus par la police, qui ne tua aucun blanc. Il y eut 675 blessés graves et 1.893 arrestations.

(3)
Interview pour Musique française d'aujourd'hui.

(4) Inquiétant signe de nos temps de caricatures, qu''il soit tellement difficile aujourd'hui d'expliquer ce que signifiait l'Islam pour les Coltrane et consorts - ce mélange de mystique soufie, de
Black consciousness et de jam sessions inspirées.

(5) "C'est un mot ambigu, auquel le
Random House Dictionary donne le sens de "copuler". Ceci n'a rien à voir avec ma musique... Je sais quelle musique je joue, et si vous avez besoin d'un terme pour la désigner, c'est de la musique autophysiopsychique, ce qui se passe d'explications (which is self-explanatory)..." dit-il un jour à Leonard Feather.

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