18/11/2007

L'hôtellerie de pensée #2

Je mène des chevaux quarante
Et autant pour mes officiers,
Voire, par Dieu, plus de soixante,
Sans les bagages et sommiers.


Rentrée 1965. C'est la saison de Pierrot le fou.

De futurs ingénieur agronomes, blouse blanche et calot vert, marchent en canard chantant ce que leurs aînés estiment être obscène. Au-dessus des murs noirs de la cour des internes, qui attendra plusieurs années encore son ravalement, le ciel du soir est d'un bleu de myosotis. Nous gagnons par petits groupes l'étude des hypokhâgnes. Quand nos anciens d'une année débouleront pour le bizutage nous devrons grimper au-dessus des casiers, répondre servilement à des questions saugrenues et entonner le Carmen Varae.

A l'hôtellerie chaque prépa a son style dans l'humiliation selon l'image qu'elle veut donner de son caractère, nocturne et violent chez les cyrards, avec revue de détail et hommage au monument aux morts, fruste et braillard pour les agros, secret pour les chartistes - et comme ils sont les seuls à compter des externes féminines c'est le cérémonial sur lequel on fantasme le plus. Le bizutage khagnal est plutôt sans conviction, limité à une heure de lazzi et à l'apprentissage du vocabulaire et des onomatopées de base : on ne dit pas l'administration mais la shtrasse, on pschutte (pschhhh !!) ce qu'on admire, on bzutte (bzzzz !!) ce qu'on méprise, et on doit le respect (pschhhhh !!) aux carrés, aux cubes et au plus haut point à ces étranges créatures pensives, les bicas qui ont déjà échoué deux fois au khâl et sur lesquels l'hôtellerie, en bookmaker retors, veut bien parier une année de plus. Les bicas sont taiseux, souvent barbus, enveloppés de blouses couvertes d'hexamètres grecs. Tels ces bustes de faunes antiques peu à peu absorbés par le lierre ils se fondent dans la pénombre des thurnes malodorantes, parmi les piles de Que Sais-je et de Budés écornés. A la fin de l'année ils seront devenus presque transparents, prêts pour l'épiphanie normalienne ou la disparition dans les ténèbres extérieures d'une Sorbonne que l'on bzutte avec entrain.

Après le bizutage les cloutards viennent nous visiter. Ils préparent l'ENS de St Cloud, en ce temps-là bien en-dessous d'Ulm dans les hiérarchies angéliques, car sans grec ni latin. Ils ne bizutent pas, parlent un peu comme des êtres humains, ont l'air d'être assez généralement communistes et nous conseillent de ne pas nous laisser faire. Premier contact avec les bolcheviks et première impression favorable, ce sont les premiers dans cette ménagerie que nous voyons résister à la bêtise.


Le lendemain nous rentrons dans la cage à écureuil. Son fonctionnement est simple, les barreaux de la cage sont des thèmes latins, des versions grecques, des dissertations de philosophie, des exposés d'histoire. La roue ne sert à rien de particulier, juste à sélectionner les écureuils. A la fin de l'année, la moitié d'entre eux, réputés les plus lents ou les plus rétifs, seront jetés dehors : à la Sorbonne, Bzzzzzzzz !! Il faut se mettre au petit latin et au petit grec : deux par deux, en plus des versions obligatoires, choisir un Budé et décrypter sans dictionnaire en cachant la traduction de la page de droite. Et aux morceaux choisis, au survol, aux Que sais-je et autres concentrés, il faut savoir dire tout sur tout en trois parties sans rien savoir à fond, pas le temps de lire les oeuvres, surtout pas lire les oeuvres du début à la fin, malheureux écureuils, nous perdrions du temps.

Et il y a nos maîtres. Agrégés de lettres classiques, Pschhhh ! Mâles quasi-sexagénaires, au faîte de leur carrière, régnant sans discussion sur les jurys de concours, fins dissecteurs de l'aoriste moyen déponent et du discours indirect chez Thucydide. Mais aussi le prof d'anglais à qui je dois John Donne et William Blake - et S...

S... Christique, immobile, émacié, monocorde, passionnant. Debout au bord de la plate-forme de bois, légèrement surélevée, qui tient lieu de chaire et qui supporte le bureau du prof, il décortique les Recherches Logiques de Husserl sur lesquelles il est en train de terminer sa thèse; on ne comprend pas tout; on entend les mouches voler; on assiste au miracle : quelqu'un qui pense vraiment et qui nous parle comme si nous étions ses égaux. Est-ce de parler devant quarante garçons de notre âge ? A certains moments, on le voit tellement souffrir que nous cessons de respirer, puis il esquisse un sourire de Greco. Ce jour-là, je prends deux décisions, l'une que je ne respecterai pas, je ferai de la philo toute ma vie, et l'autre à laquelle je me tiendrai scrupuleusement - je ne serai jamais prof. J'aurais trop peur de souffrir moins bien que S.

Quand nous sortons de cours, nous croisons les autres prépas, avec leurs calots fétiches - rouge et bleu roi pour les cyrards, rose et bleu tendre pour les chartistes, vert pour les agros, il y a même un calot khâgnal, bleu sombre si je me souviens bien, qui n'est plus porté que par quelques bicas. Pour savoir qui est qui il faut croiser le port du calot avec les familles politiques, au nombre de quatre : l'extrême-droite, les chrétiens de gauche, les communistes et le silence. Pour les cyrards le classement est vite fait, les chartistes se partageant entre extrême-droite et silencieux. Chez les littéraires, j'ai déjà dit que les cloutards étaient bolchos, notre génération de khâgne est, pour ceux qui l'ouvrent, majoritairement tala de gauche, avec un poignée d'UEC (Union des Etudiants Communistes, la filiale du PCF, je me demande si ça existe encore) et quelques rares droitiers extrêmes. Ce n'est pas un jeu gratuit, en 66 la guerre d'Algérie n'est finie que depuis quatre ans et les cognes sont encore fréquentes au Quartier Latin entre les bolchos et les fafs qui, certains jours, passent à l'attaque vers midi à la porte de la cour des externes - alors, c'est la bataille rangée.

En ce qui concerne les talas, on va aux réunions de la JEC, même ceux que la messe intéresse moins - en fait, à l'époque, comme quelques autres autour de moi je ne pourrais plus croire au mieux qu'à un Dieu faible, le Dieu de Dietrich Bonhöffer, au pire au Dieu absent, retiré, extravasé de Simone Weil, Isaac Luria ou Hans Jonas, le seul Dieu qui reste après Auschwitz, Hiroshima et les quelque vingt ans de combats d'arrière-garde coloniale qu'en ce temps-là vient de mener notre beau pays. En 1966 la JEC de base est assez loin à gauche, suite à de mauvais souvenirs, mais en cours de normalisation par la hiérarchie épiscopale; quand on en fait partie on s'inscrit bien entendu à l'UNEF, où on rencontre ceux de l'UEC. En deux ou trois mois nos deux petits groupes fusionnent, et comme les bolcheviks ne se convertiront pas à la vraie foi, c'est nous qui adhérons à leur boutique au grand désarroi de nos aumôniers, et sous l'oeil méfiant des politruks.

Pauvres de nous, les écureuils, rentrant au soir tombé dans notre étude et ouvrant nos casiers (en ce temps-là il faut attendre d'être cube pour avoir une thurne à deux ou trois, avec la liberté de laisser allumé pour travailler jusqu'à pas d'heure) pour en extraire une tranche de Kant (Comment s'orienter dans la pensée, un devoir à faire pour S.) et une bonne platée de l'indirect Thucydide, à traduire pour le lendemain, sans compter l'exposé sur le gouvernement Villèle et la réaction absolutiste à partir de 1820, tu parles d'un sujet enthousiasmant. Quand nous visitons par hasard nos camarades externes, rejetons de la bonne bourgeoisie rive gauche, nous admirons à la dérobée ces immenses appartements, ces vastes bibliothèques. Il n'est pas besoin d'avoir lu tout ce qu'alors Bourdieu n'a pas encore écrit pour comprendre que l'égalité entre écureuils est tout ce qu'il y a de formelle, mais même si nous, fils méritants et internés de la petite bourgeoisie de province, nous doutons bien que nous sommes les faire-valoir de la comédie méritocratique qui verra de toute façon 90% de la khâgne rester sur le carreau, il en faudrait bien plus pour nous décourager - à nous donc le Gaffiot, le Bailly, le sucre et les fruits secs, ce soir encore nous pourrons
dire: Aujourd'hui
Nous avons travaillé!


Charles Meryon, Collège Henri IV ou Lycée Napoléon, avec ses dépendances et constructions voisines, eau-forte et pointe sèche, 1864, quatrième état, détail : le cloître et, au fond, la cour des internes. Au fond de cette cour les quatre fenêtres représentées par Meryon dans la partie droite du rez-de-chaussée correspondent aux études des internes d'hypokhâgne et de khâgne au milieu des années 1960.

Loger nous faudra par quartiers,
Si les hôtels sont trop petits ;
Toutefois, pour une vêprée,
En gré prendrai, soit mieux ou pis,
L'hôtellerie de Pensée.


Travailler, certes, mais où et quand ? Les internes des hypokhâgnes se répartissent grosso modo en trois groupes. Les touristes, mis là d'autorité par leurs parents (tu seras khâgneux, mon fils) se foutent royalement des résultats et n'attendent que la fin de l'année pour passer en fac et avoir leur chambre. Dans l'étude, la nuit tombée, ils jouent aux cartes en entonnant des paillardes comme dans toute salle de garde qui se respecte. Les dilettantes de leur côté sortent les guitares de leur cachette et chantent Brassens, Ferré ou, pour les plus évolués, Dylan. Oui, Dylan.

Dans le boucan qui en résulte, difficile de retrouver son petit grec pour la troisième catégorie, les sérieux, les polars, auxquels je tente encore de m'agréger. Sans compter qu'à dix heures tapantes un surgé vient siffler l'extinction des feux et expédier ce petit monde au dortoir, Thucydide ou pas. Comme des générations avant nous, nous partons donc chaque soir, Bailly sous le bras, à la découverte d'un abri clandestin dans l'hôtellerie nocturne.

Il faut emprunter des clés à des profs compatissants, esquiver les surgés, amadouer les veilleurs de nuit, mais petit à petit nous balisons les corridors du labyrinthe. Les plus hardis passeront les rites initiatiques, monter de nuit en haut de la tour et y hisser un drapeau noir, explorer les sous-sols

"Lycée Napoléon - coupe du réfectoire, de la cuisine, des caves, des catacombes"

à la recherche du souterrain mythique, creusé lors de la révolution, qui aurait permis aux babouvistes du Panthéon de passer dans les caves de l'hôtellerie...

Nous avons fini par nous approprier clandestinement une salle du deuxième étage. Là, une fois expédiés les travaux urgents, nos studieuses soirées sombrent au fil des heures dans la folie douce, chacun cultivant l'utile marotte qui l'empêchera de sombrer dans le désespoir. Tel fouit dans Milton et tel autre chez Dante, le plus savant d'entre nous est seul assez hardi pour creuser le sanscrit. Inferno, Paradise lost, voire les arbres séphirotiques auxquels nous initia, un jour, un camarade hébraïsant. Et moi, qu'est-ce que je pouvais bien faire quand j'en avais assez de patauger dans Hegel ? Dans le brouillard qui me reste en mémoire, je me souviens d'avoir appris par coeur, par goût de l'inutile, les poèmes qui jamais, jamais ne pourraient faire un sujet pour le Khâl, Queneau, par exemple, les sonnets du Chien à la Mandoline - un soir que je les lisais en étude, un surgé attiré par la couverture de ce joli petit livre jaune qui venait de paraître était venu carrément m'engueuler "vous n'êtes pas ici pour lire de la poésie mais pour faire du latin et du grec" pauvres de nous...

Enfants qui déchiffrez dans l'ambre des agathes
Des entrailles le miel des lapins étendues
Sur l'étal du marchand avec leurs quatre pattes
Pour qu'ils ne courent pas deux ensemble cousues...
Enfants qui dans la nuit apercevez la hune
De bateaux sinistrés recouverts par la dune
Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous

ou Morhange
Mon bel enfant en habit de fumée
Vous ne m'avez pas dit si je peux me tourner

Vraiment peu de chance de sortir au Khâl même aujourd'hui, la Berceuse à Auschwitz...

ou Desnos, The night of loveless nights :

Jamais l'aube à grands cri bleuissant les lavoirs
l'aube, savon trempé dans l'eau des fleuves noirs
L'aube ne moussera sur cette nuit livide
Ni sur nos doigts tremblants ni sur nos verres vides...
Nuit des nuits sans amour étrangleuse du rêve
Nuit de sang nuit de feu nuit de guerre sans trêve
Nuit de chemin perdu parmi les escaliers...

Et quand de cette nuit le veilleur vient nous chasser, nous remontons vers les dortoirs. Regardez nous passer, les pauvres écureuils, procession falote chargée de dictionnaires, heureux malgré tout
Nous avons travaillé !
traversant le grand hall et remontant l'escalier des prophètes, puis celui des bibliothèques - depuis longtemps alors dortoirs et vestiaires, redevenus bibliothèques vers 1990 à l'occasion d'une restauration qui a transformé nos vieux casernements en bunker classieux, oblitérant au passage la perspective magique qui découvrait jusqu'à la coupole et aux légions d'anges qui se détachent de ses piliers. Regardez nous monter sans bruit pendant que les anges génovéfains s'éveillent et prennent leur envol à la recherche de leurs livres perdus, pépiant doucement dans leurs langages, le grec simplet des évangiles ou le syriaque bimillénaire qui fut le patois du Galiléen. Regardez-nous entrer dans le dortoir des hypokhâgnes où quelques polars sont encore éveillés, Gaffiots et Budés ouverts sous les draps à la lueur des lampes de poche, et cela fait comme un paysage de tentes doucement éclairées, nocturne et pastoral.

Nous allons nous coucher en hâte, pendant que les anges tournent une dernière fois au-dessus des lits, frôlements d'ailes, froissements de simarres, essuyant au passage une larme ou apaisant un front fiévreux. L'un d'eux se perche au pied de mon lit et me jette avant de partir un regard méfiant - il sent que sous mes airs de bon élève je file un mauvais coton. Puis sous les tentes les lumières s'éteignent et les Gaffiots se ferment un à un avec un bruit sourd, suivi du gémissement rythmé des sommiers métalliques, pauvre moulin du plaisir solitaire Nuit des nuits sans amour, et des insultes marmonnées par ceux que les grincements réveillent.

Sans rancune, mon ange, je vais dormir en enfer - ce soir encore, le paradis joue à guichet fermé.
Et puis, j'ai toujours le transistor.

Domenico Beccafumi, Saint Michel chasse les anges rebelles, 1528, détail

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